CHAPITRE 2 - LES PREMIERES RESTRICTIONS
Le XVIème siècle vit l’apparition des premiers écrits concernant l’uisgebaugh.
L’histoire officielle du whisky commence de la façon habituelle : en 1505, le Gouvernement Ecossais réserve le droit de distiller aux seuls membres de la Guilde des Chirurgiens-Barbiers.
L’année suivante, en 1506, l’Argentier du Roi Jacques IV d’Ecosse, comptabilise dans ses livres, très précisément les 15 et 17 septembre, des débours ainsi motivés : « Pour aqua vite au Roy » et « Pour une flasque d’aqua vite pour le Roy », lors d’un séjour de celui-ci à Inverness.
En 1523, Hiéronymous BRAUNSCHWEIG publie le premier livre sur le whisky : « The Vertuose Boke of Distyllacyon ».
En 1579, un acte du Parlement Ecossais fait passer le droit de distiller aux Nobles, mais pour leur usage personnel seulement. La principale raison de ces limitations était une pénurie de grains. L’Ecosse manquait de céréales et celles-ci durent être réservées à l’alimentation humaine. Toutes ces réglementations indiquent que la fabrication de l’alcool de malt était une pratique courante en Ecosse à cette époque, et qu’elle était assez répandue pour nécessiter de grandes quantités de grains.
En 1609, à la demande du roi Jacques VI, l’évêque des Isles, Andrew, édicta les fameux « Statuts d’Iona » dans le but de « civiliser » quelque peu les turbulentes et rebelles Hébrides. Dans son Cinquième Statut, l’évêque stigmatisait l’usage de l’aqua vitae responsable, selon lui, « des innombrables querelles, batailles et meurtreries » qui sévissaient depuis de longues années dans les Iles. Il en interdisait l’importation, mais les chefs de clans réagirent si vigoureusement qu’ils obtinrent aussitôt l’autorisation de distiller sur les îles elles-mêmes, mais pour leur consommation personnelle uniquement. Cette restriction fut bien vite oubliée, et Islay, avec ses ressources inépuisables de tourbe, devint un lieu de production privilégié de l’uisque beata.
Pour la petite histoire, il est curieux de noter que le Premier Statut d’Iona visait à interdire le « Handfasting » ou mariage à l’essai, coutume très ancienne et très répandue dans les îles. Le mari avait une année pour éprouver son épouse. S’il en était satisfait et que sa femme était féconde, le mariage définitif était alors prononcé. On raconte à ce sujet une histoire assez épouvantable qui démontre la rudesse des Highlanders de cette époque et de leurs coutumes : en 1599, Donald GORM Mc DONALD « prit à l’essai » Margaret Mc LEOD et l’emmena dans son château de Duntuilm, sur l’île de Skye. Les époux ne s’entendaient pas trop bien, mais les choses empirèrent quand Margaret se blessa et perdit un œil. Cela était trop pour Donald Gorm qui renvoya son épouse à ses parents. Lorsqu’elle se présenta aux portes du château paternel, à Dunvegan, elle était montée sur un cheval borgne et accompagnée d’un page et d’un chien borgnes. Ruairidh Mc LEOD , le frère de la pauvre jeune femme, ne pouvait laisser l’injure impunie et mit tout à feu et à sang. Une guerre sans merci s’ensuivit qui dura deux ans, « la Guerre de la Dame Borgne », et ne se termina que par la déroute des Mc Leod à la bataille de Coire na Creiche.
Les insulaires n’étaient donc pas des gens dociles et les Statuts furent largement ignorés et régulièrement bafoués, les abus qu’ils voulaient réprimer recommençant de plus belle. A tel point qu’en 1614, Sir John CAMPBELL de Cawdor fut chargé par le Conseil Privé du Roi de soumettre ces irréductibles. Il y parvint et expulsa les McDONALD qui régnaient en maîtres sur Islay depuis le XIIème siècle. Cela ne changea cependant pas les habitudes des habitants des Hébrides de boire plus que de raison. Ainsi les familles Mc LEOD, les DUARD et les GORM virent leur consommation de vin annuelle limitée par décret à seulement...4 540 litres chacune (sans compter l’aquavitae, bien sûr) !...
Cette propension à la boisson se perpétua encore pendant plusieurs siècles, puisqu’en 1838, Samuel MOREWOOD écrivait encore :
« Dans les Hébrides subsistent beaucoup de coutumes des anciens Calédoniens et des anciens Brittons, et parmi celles-ci leur manière ancestrale de boire de l’alcool : une assistance nombreuse, composée des chefs de clans, se réunit régulièrement. Ces réunions s’appellent « sheate » ou « streah » ou plus simplement « rounds » car les participants s’assoient en cercle. L’échanson fait circuler un hanap ou un grand coquillage qu’il remplit de vin jusqu’à ras bord. Chaque invité vide la coupe jusqu’à la dernière goutte, cul-sec. La beuverie dure un jour entier, parfois deux jours. Deux solides gaillards montent la garde à la porte et lorsque l’un des buveurs s’écroule, ivre-mort, ils l’emportent sur une civière et le mettent au lit. Le gagnant du « concours » est celui qui reste le plus longtemps. »
C’est l’origine des « ceilidh » tels qu’ils se perpétuent aujourd’hui dans les villages de l’Ouest de l’Ecosse. Quant au mot « round », il est peut-être à l’origine de nos « tournées » modernes ... Cependant, seuls les Nobles pouvaient se payer du vin. Aussi le peuple avait-il l’habitude de faire ses rounds » avec de l’uisquebaugh. C’était redoutable !...
Le premier document mentionnant la localisation d’un alambic privé remonte à 1614. Cette année-là, le Registre du Conseil Privé fait état d’une effraction et de voies de fait dans une maison de la paroisse de Gamrie, dans le Banffshire, avec, circonstance aggravante, le fait que le délinquant a renversé une certaine quantité d’aquavitie » ! ...
Le mot « Uiskie », abréviation de « Uisque Beata » ou de « Uisquebaugh » apparaît à cette époque, très exactement en 1618 sur une liste des dépenses funéraires d’un seigneur des Highlands.
La première taxe sur le whisky aurait été levée en 1642 pour financer la révolte du pays contre le gouvernement autoritaire de Charles Ier STUART (d’autres auteurs font remonter cette brillante invention à 1644 seulement). Dès lors, le pli était pris et les droits d’accise allaient régulièrement augmenter au gré des guerres ou des besoins des gouvernements, sous le couvert de raisons vertueuses ou patriotiques.
La distillation clandestine se développa alors dans les campagnes. Paysans et bergers, profitant de la nature sauvage des Highlands, construisirent des alambics soigneusement camouflés dans les vallées et les landes les plus isolées. Les alcools produits demeuraient cependant rudimentaires et dangereux pour la santé. L’élimination des « têtes » et des « queues » de distillation notamment restait soumise à la bonne volonté du distillateur ou à son expérience. Quand elle était pratiquée, elle était entièrement empirique.
Une invention importante améliora cependant l’art de la distillation. En 1675, Robert BOYLE inventa un instrument, l’hydromètre, qui permettait de voir si l’alcool se trouvait au-dessus ou en dessous du degré d’alcool voulu. Pourtant, pendant encore longtemps, on utilisa la bonne vieille méthode traditionnelle pour éprouver le whisky : on mélangeait un poids égal d’alcool et de poudre à canon. Si le mélange s’enflammait, le whisky était bon pour la consommation !...
De la multitude anonyme des petits propriétaires distillant clandestinement l’uisque beata, émerge seul, à cette époque, le nom de George ORRE d’Ardchattan dans le comté d’Argyll, qui produisait, dit-on, un whisky apprécié.
A la fin du XVIIème siècle, un certain Martin MARTIN, de Skye, visita toutes les Hébrides et nous renseigne sur ce que l’on buvait sur l’île de Lewis en ce temps-là :
« Les habitants boivent plusieurs sortes de liqueurs comme l’Uisquebaugh ou la Trestarig qui est de l’aqua Vitae distillée trois fois, et une troisième sorte d’alcool appelé par les gens de Lewis, l’Usquebaugh-baul qui, elle, est distillée quatre fois. Son nom signifie « eau qui affecte tous les membres du corps ». Deux cuillerées de cet alcool est une dose suffisante pour un homme ! Et quiconque dépasse la mesure voit sa respiration coupée et sa vie mise en danger ... »
Ainsi, dès cette époque, on trouve des whiskies distillés deux fois (aqua vitae), trois fois (uisquebaugh ou usquebaugh) et quatre fois (usquebaugh-baul).
Ces distillations multiples sont le signe de recherches empiriques menées alors afin d’obtenir un alcool plus pur, en éliminant notamment une partie des acides gras les plus toxiques (huiles de Fusel) en excès dans un produit peu ou pas vieilli en fûts. Ce processus permettait également d’obtenir un alcool plus fort.